Cela fait trois jours (depuis mercredi 13 novembre 2019) que je ne travaille pas car l’établissement scolaire où j’enseigne le piano à Venise est fermé pour cause d’acqua alta exceptionnelle et de ses répliques.

Quelques ami.e.s en France prennent de mes nouvelles m’imaginant avec de l’eau jusqu’au cou et les ami.e.s d’Italie (hors de Venise) m’envoient presque des sortes de messages de condoléances pour la ville du #nofuture… Je leur renvoie un poli et lapidaire non-merci, pas la peine cette fois (accompagné d’un smiley).

Je souhaite donc prendre le temps d’écrire quelques lignes au sujet de cette post acqua alta exceptionnelle* du 12 novembre 2019 avec un pic de marée de 187cm à 22h50, ce qui représente un niveau d’eau dans la ville compris entre 1m20 environ sur la place Saint Marc et 0 dans les rares parties les plus hautes du centre historique de Venise.

D’autant que je poste compulsivement des photos de la ville sur mon compte Instagram depuis mercredi sans trop savoir ce que je souhaite leur “faire dire” …(voir sur Instagram @quiviviamobene)

Y a t’il d’autres notes que celles de la sirène du désastre ?

Lasse de dérouler mon fil Twitter qui ressemble à un choeur à l’unisson de la “fin de Venise” depuis mardi soir, je décide de fermer les écoutilles pour aller écouter le vociare** de la ville. En quête de polyphonie, je me dis -une fois n’est pas coutume- que c’est dehors que je l’entendrai peut-être et certainement pas à l’écoute monodique des réseaux. Et puis la matinée de ce samedi 16 novembre est ensoleillée.

Dans un geste routinier, j’enfile mes bottes pour sortir faire mes quattro passi *** habituels du samedi matin sur le campo Santa Margherita. Les prévisions de la marée pour aujourd’hui ne sont pas préoccupantes et ont été revues à la baisse, annonçant d’abord un pic de marée à 110/115 cm, puis 105 cm à 12h (finalement le pic enregistré aura été de 97cm à 11h30 … niente di che****), mais on n’est jamais trop prévoyant et le bruit des bottes -de toute taille, couleur et matière – qui battent le masegno (pavé de Venise) sec ou mouillé est un son familier cette semaine. Certains hommes notamment ne quittent plus leur cuissardes, même si aucune acqua alta n’est prévue dans la journée. 

Jeudi 14 novembre vers 11h40 : 5 minutes d’observation de “masculinités vénitiennes en cuissardes” depuis un banc du campo Sta Margherita alors que la ville est bien au sec.

C’est assise au soleil du café Imagina en face de la barque de fruits et légumes de San Barnaba (Sestier du Dorsoduro) que j’entame ces quelques lignes ce samedi 16 novembre autour de 11 heures. Mon bar habituel, le “Rosso” est fermé pour remise en état, comme de nombreux commerces qui ont choisi de ne pas rouvrir alors qu’une prochaine acqua alta avec un pic de 160cm est prévue demain dimanche 17 novembre à 12h30 par le centre de prévisions des marées.

Dans la rue, je dois dire que le choeur de la ville n’est pas beaucoup plus polyphonique que sur mon ordinateur.

Ce samedi 16 novembre à la charnière de deux acque alte importantes (celles du 12 novembre et celle annoncée pour demain dimanche 17 novembre) voici donc quelques bribes des paroles du choeur à l’unisson :

Ciao, danni ? (salut, des dégâts?)
acqua alta
paratia (plaque métallique qu’on installe devant les entrées des rez-de-chausée pour tenter d’empêcher l’eau de s’infiltrer)
domani marea di 160 cm … (demain marée de 160cm)
stivali (bottes)
disastro (desatre)
catastrofe (catastrophe)
devastazione (dévastation)
hai scaricato l’App Hi Tide ? È geniale (tu as téléchargé l’appli Hi Tide ? C’est génial)

Mon regard ne se pose pas sur une dévastation globale de la ville

La polyphonie vient surtout de ce que j’observe et moins de ce que j’entends. Et ce que je remarque dans la ville depuis mercredi ne me semble pas être représentatif de la définition du mot “désastre”, de la “catastrophe” ou de la “dévastation”. Ces termes sont pourtant employés sur les réseaux sociaux et dans la ville. C’est ce que j’appelle le “discours topique vénitien” : le discours dominant et cliché sur la mort de Venise, la “ville sous les eaux” submergée par une “inondation” (alors qu’il s’agit d’un pic d’une forte marée) entonné aussi par l’équipe municipale conduite par Brugnaro (maire de Venise) qui ne manque pas l’occasion d’appeler tous les financements potentiels à se déverser sur le compte ouvert à cette occasion.

Capture d’écran du compte Twitter du Maire de Venise, vendredi 15 novembre vers 18h. Organisation d’une levée de fonds. Avec ce message en anglais, Brugnaro se pose en leader de la gestion de crise.

Des dégâts indéniables

Je ne veux pas non plus sombrer dans un “déni de réalité”, celui que je nomme souvent comme mon “syndrome de Cocagne”, celui de l’expatriée volontaire qui consiste à croire que tout ce qui se passe à Venise n’est que vie, solidarité et action. Quelques ami.e.s proches qui vivent à Venise dans des rez-de-chaussée ont dû quitter leurs appartements sinistrés ces jours-ci. Des commerçants avec qui j’échange chaque jour ont perdu une partie du contenu de leur magasin, des partitions, des livres rares et anciens ont pris l’eau, l’électroménager est hors d’usage. Oui c’est dur et même rageant. D’autres commerçants ont eu plus de chance car leurs boutiques en rez-de-chaussée sont plus élevées ou bien ils avaient pris des précautions plus “drastiques”.

Les dégâts les plus évidents et largement relayés par les réseaux et les médias se sont produits sur la Riva degli Schiavoni (près de la place Saint Marc) où les rafales de vent de la nuit de mardi à mercredi ont projeté des vaporetti, des gondoles, des arrêts de taxi et des poteaux d’amarrage sur le quai. En faisant autant de projectiles qui ont ébranlé les passerelles métalliques, fracassé les vitrines et endommagé les terrasses des grands hôtels de luxe.

Mercredi 13 novembre, 14h. Les passerelles de la Riva degli Schiavoni.
Mercredi 13 novembre, autour de 14h, la terrasse de l’hotel Londra Palace, Riva degli Schiavoni.

Pour chiffrer les dégâts matériels de l’acqua altissima du 12 novembre, il faudra attendre des semaines pour recevoir les expertises sur la réalité des dégâts des bâtiments, sur les oeuvres d’art, etc. Pourtant après avoir parlé mercredi 13 novembre de centaines de milliers d’euros de dégâts, le maire de Venise avance désormais le chiffre minimum d’un milliard d’euros. Le gouvernement italien, dont le président du Conseil Giuseppe Conte s’est rendu à Venise jeudi 14 novembre, a déjà pris un arrêté qui promet d’apporter 20 millions d’euros de première aide d’urgence. À l’évidence, l’enjeu économique de la “catastrophe” n’est pas à négliger tant en recettes qu’en dépenses …

Quant au bilan humain, après que la presse internationale ait annoncé deux morts, il y aurait bien un décès à déplorer sur l’île de Pellestrina dans la lagune Sud. Un homme se serait électrocuté chez lui en actionnant une pompe de vidange. Nous n’avons à ce jour que des récits lacunaires, fragmentaires et parfois contradictoires sur cet accident.

Faut-il chanter avec les sirènes ?

Mais c’est “una devastazione”, “mai visto” (du jamais vu) et il faudra t’y faire sous peine de te faire des ennemi.e.s parmi tes ami.e.s de Venise et ton cercle proche de sympathisants ou militants vénitiens qui lui aussi entonne ce chant de désolation. Toutefois, au moins eux “dal basso”, s’organisent via Telegram et Instagram, se gantent les mains et vont ramasser, trier, nettoyer les déchets de notre sur-consommation (bouteilles et objets en plastique en premier lieu) charriés par la marée dans les canaux et sur les quais.  Et ils proposent partout leur aide à qui en aurait besoin, jusqu’à l’hébergement.

Dans ce contexte, on ne parle pas assez sans doute des travailleurs/travailleuses de la société chargée de la propreté de Venise (du nom de Veritas) dont le ramassage des ordures et le nettoyage à pied est assuré en continu, par vents et marées.

Les commerçant.e.s s’activent aussi dans tous les sens depuis mercredi matin après l’acqua altissima de 187cm et après le pic de marée de 144cm de mercredi 13 novembre à 9h30 pour préparer la “marée d’après”, car désormais tout le monde attend une hypothétique acqua altissimissima demain dimanche 17 novembre …

Les volontaires convié.e.s par l’association Venice Calls à San Vidal après une opération de “clean up”, mercredi 13 novembre.
Samedi 16 novembre matin, sommiers de lit qui sèchent, Fondamenta Ca’ Rizzi
Fondamenta di Borgo (Dorsoduro)

Mais à qui le “chant du désastre” profite t’il ?

Les crocodiles de la lagune (de gauche à droite Luigi Brugnaro, maire de Venise, Luca Zaia Président de la Région Veneto, le Patriarche de Venise Francesco Moraglia) : qui peut croire en leur larmes ? Affichette vue à San Polo samedi 16 novembre.

Comme dans un opéra, les ténors de la politique locale profitent d’une visibilité mondiale, toujours associée à la Place Saint Marc, à la Basilique, au campanile. Comme dans un opéra, chacun utilise l’intrigue pour rejoindre des objectifs personnels.

Luigi Brugnaro, le maire (divers droite) de Venise a en ligne de mire sa réélection en 2020, quoi de plus naturel ?
Le gouverneur du Veneto Luca Zaia (Ligue du Nord) ne peut pas se laisser voler la vedette dans un tel contexte. Tous deux entonnent le chant “Achevons le MOSE”, ce grand projet titanesque en perpétuel voie d’inachèvement et de refinancement.
Quant au Patriarche, il représente -seulement !- le premier propriétaire immobilier de biens historiques susceptibles d’avoir été endommagés et donc de bénéficier des importants fonds de secours espérés.

Le ministre du tourisme et de la culture, Dario Franceschini, ne vient t’il pas juste de proposer le refinancement de la loi spéciale sur Venise de 1973 issue de l’aqua grande de référence qui demeure celle de 1966 …

Glossaire

*acqua alta eccezionale : acqua alta exceptionnelle, c’est ainsi que la langue “politique” vénitienne nomme une acqua alta à partir de 140cm ne faisant pas de nuance dans la langue entre une marée de 140cm et de 187 cm.

** il vociare : le bruit de fond de la ville

*** quattro passi : expression idiomatique pour dire « faire quelques pas » 

**** niente di che : pas grand chose

Pubblicato da veneziaquiviviamobene

J’ai ouvert ce blog pour laisser une petite trace de ce que j’ai écrit sur Venise au cours de ces dernières années. Et pour ce qui s’écrira au futur … “Qui viviamo bene” c’est d’abord une inscription taguée en lettres majuscules sur un mur de Santa Marta à Venise. J’ai choisi ce pseudonyme pour mon compte instagram en 2016 (@quiviviamobene); en effet cette assertion : “ici on vit bien” résonnait en moi comme un cri du coeur : un cri de plaisir et de désir; une revendication du droit à (la joie de) vivre bien à Venise. Au fil du temps le graffiti s’efface. À chaque fois que je passe devant, je rêve de le retrouver fraîchement repeint…

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